Poème à la lueur du matin 2



Petite anthologie personnelle, fragmentaire et matinale pour aimer le jour à venir



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J'ai fermé saison accroché au balcon

saisi de vertige au-dessus des arbres.


J'ai survolé la brûlure des amours passées

leur odeur de pomme volée au couchant.


Nos espoirs cramaient

sur l'autel décati

des aubes sacrificielles

quand le désir attaquait

nos chairs vierges.


Un pan de ciel s'écroule en mémoire.


J'aurai cherché ma vie la tête en bas.

Jean Coulombe   © 2022


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Bleue est la couleur du regard, 
du dedans de l'âme et de la pensée, 
de l'attente, de la rêverie et du sommeil.

Nous rêvons d'une terre bleue, 
d'une terre de couleur ronde, 
neuve comme au premier jour, 
et courbe ainsi qu'un corps de femme.

Nous frottons notre peau 
dans la chambre contre la peau d'autrui, 
en quête d'une électricité bleue 
et de son bel arc de foudre.

On voudrait jardiner ce bleu, 
puis le recueillir avec des gestes lents 
dans un tabler de toile ou une corbeille d'osier. 
Disposer le ciel en bouquets, égrener ses parfums, 
tenir quelques heures la beauté contre soi et se réconcilier.

Jean-Michel Maulpoix Une histoire du bleu

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Anlatamıyorum

Ağlasam sesimi duyar mısınız,
Mısralarımda;
Dokunabilir misiniz,
Gözyaşlarıma, ellerinizle?

Bilmezdim şarkıların bu kadar güzel,
Kelimelerinse kifayetsiz olduğunu
Bu derde düşmeden önce.

Bir yer var, biliyorum;
Her şeyi söylemek mümkün;
Epeyce yaklaşmışım, duyuyorum;
Anlatamıyorum.

ORHAN VELI

Je ne peux l'expliquer

Pouvez-vous entendre ma voix
Dans ma poésie
Si je pleure
Pouvez-vous toucher mes larmes
De vos mains

J’ignorais que les chansons étaient si belles
Et les mots si pauvres
Avant de sombrer dans un tel chagrin

Je sais qu’il existe un endroit
Où tout peut être dit
Je m’en approche, je le sens;
Mais ne peut l’expliquer

Traduction: Avunç, Yaşar

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L'homme
est un accident de la vie
sur terre

Nos semblables
Qui sont-ils ?
Où sont-ils ?
Comment sont-ils ?
A croire que nos dissemblables
appelés "barbares"
nous sont devenus plus familiers !

Abdellatif Laâbi - Pesée dans La poésie est invincible



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Nécessairement métaphysique, le réel
n’est que du temps compressé, artifice

mental n’effaçant ni la fluide ténacité,
ni la fatigue floue d’un secret remous.

Sentimento del tempo, pure merveille
d’un tragique écoulement amoureux.

Jean-Jacques Marimbert

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J’aimerais vivre avec vous 
Dans une petite ville,
Aux éternels crépuscules,
Aux éternels carillons.
Et dans une petite auberge de campagne –
Le tintement grêle
D’une pendule ancienne – goute à goutte de temps –
Et parfois, le soir, montant de quelque mansarde –
Une flûte,
Et le flûtiste lui-même à la fenêtre.
Et de grandes tulipes sur les fenêtres.
Et peut-être ne m’aimeriez même pas...

Au milieu de la chambre – un énorme poêle de faïence,
Sur chaque carreau – une image :
Rose, coeur et navire.
Tandis qu'à l'unique fenêtre –
Il neige, neige, neige.

Vous seriez allongé tel que je vous aime : paresseux,
Indifférent et léger.
Par instants le geste sec
D'une allumette.
La cigarette brûle et se consume,
Et longuement à son extrémité,
– Courte colonne grise – tremble
La cendre.
Vous n'avez même pas le courage de la faire tomber –
Et toute la cigarette vole dans le feu.
                                                    10 décembre 1916
Marina Tsvétaïéva - Tentative de jalousie

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...
Et j'aime 
A talocher
Les plis dans les boîtes
Le fils si petit
Dormant en son moïse
De dentelles blanches
La fillette douce
Dessinant un Père Noël
Facteur
Lancé à l'assaut
Des montagnes
Vingt-et-un décembre
De mil-neuf-cent
Quatre-vingt-onze
Jour de mes trente-trois ans
Posté
Sous les lettres blanches
Des néons
Tel un messager
en chemin.

Hervé Bougel - Travails

 
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on se sent
à l'envers du monde
avec les premières étoiles
qui tombent dans nos yeux


déjà mortes elles rajeunissent
chaque nuit sur les toits de la ville
sur les champs au-dessus des forêts
mais nous ne pouvons dire
ce qu'elles changent en nous
et font éclore dans notre sommeil


au matin elles ne sont plus
que des graines avalées
par les oiseaux nocturnes


alors nous ne pouvons dire avec des mots
ce qu'elles semblaient connaître de nous
même si nous sommes maintenant
ce qu'elles verront désormais

Michel Bourçon — Le vent souffle sur nos traces depuis toujours

   
                                       


Alors (Upéramo, Entonces)

Quand s’ouvre la porte
du paradis,
quand s’ouvre avec grand bruit
la porte du paradis,
quand toutes les fleurs
s’envolent,
quand le colibri et le jaguar
se donnent la main,
quand le soleil ferme les yeux
et laisse la lune
le prendre par la main,
quand le torrent couvre
l’herbe d’émeraudes
et les grains de maïs
deviennent de l’or,
alors, seulement alors,
quand s’ouvre la porte
du paradis…

Poésie guarani trad Florent Boucharel ici

                                                                         ******

Elle  était assise, nue, devant le miroir, elle brossait ses cheveux. Le bruit des sabots résonnait dans la cour, la torche fumait, dégageant une forte odeur de goudron. Son amant était revenu la nuit dernière, de ses doigts durs il avait pincé ses cuisses, laissant des traces bleues autour de sa taille, il avait enfoncé son poing osseux jusque dans son ventre. Il n'y avait plus un seul recoin intact sur tout son corps. Combien de fois viendra-t-il encore, se demanda-t-elle, avant de m'emporter tout entière ? Elle baissa ses yeux, regarda ses bras, ses cuisses, sur ses joues la peau devint prairie, et la prairie un ciel étoilé, il se mit à pleuvoir, encore et encore. Le lendemain on la chercha en vain, la jeune fille vierge, le rubis de ses parents. Elle s'était retirée vers d'autres horizons de la réalité, elle était désormais femme et vieille, malmenée par le destin. Elle se console dans l'astronomie. La matière ne se perd jamais. Nous naissons, nous disparaissons en apparence. Le chagrin est une position d'équilibre.

Pentti Holappa - Les mots longs

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Roulette russe

Le Temps, le doigt sur la gâchette,
joue, face à l'absence,
à la roulette russe avec les mots
— et les silences en alternance.
Qu'est-ce qui nous attend ?
Des paroles creuses, à blanc ?
Un vide muet ?
Ou bien
Des mots qui tuent ?
Un silence lourd comme du plomb ?

Temps, presse la gâchette !

Jusqu'à ce que tombe — sanglante —
la vérité
au fond des impressions, exhalant
le dernier soupir — maladif —
de la liberté.

Marìa Patakia — Arpenteurs du temps 
trad Michel Volkovitch

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Verticale

Une fois le sac ouvert
le gouffre est entré sans aucune étoile.
L'odeur humide, les parois couvertes
de mousse, tout ressemblait
à une chute au fond d'un sac.
La peur étrangle l'ouverture,
l'ignorance touchée paraît rêche.
        ~ ~
Sauf

Avant que ta vue ne soit rétablie,
pendant ces années où tu vivais de
noir et de blanc, tout près du gris souvent,
l'existence selon toi répétait sans fin le premier jour.
Puis,
un jour neuf, le huitième d'une semaine
nouvelle, en levant les yeux tu aperçus
les piments sauvages qui séchaient à la fenêtre
avec leur rouge criard.

Fabrice Farre

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Le suicide et le chant Poésie populaire des femmes pashtounes

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Mausolée au bord de la route (interprétation du marbre)

Je ne sais rien
et ma parole est passagère
comme moi,
entre des gens de passage,

c'est pourquoi 
je parle de toi.
         ~ ~
Je parle de toi
pas de ton ombre assise -
seule - 
sous l'immobilité de l'arbre
au carrefour
parmi les pylônes d'un vieux télégraphe aux fils arrachés,
et des passants qui traversent ta distraction
sans se retourner.
        ~ ~
Tu n'es rien

et ta parole est passagère, comme toi,

parmi les gens de passage

c'est pourquoi
je parle de moi,

moi,

qui ne passe pas souvent

dans ton horizon.

Bassam Hajjar - Tu me survivras

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Peu avant minuit
et derrière le rideau
elle revêtait une peau rouge épaisse,
coiffait ses cheveux
ouvrait la fenêtre dans la maison intérieure
et la nuit affluait.
«Rien ne se fait par hasard, me disais-je,
rien», et je me levais le matin
la mâchoire douloureuse.

Mihàlis PAPANDONÒPOULOS

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Épousseter

​Je rends la mémoire aux choses.
Le bois et le verre
sentent mon amour et resplendissent.
Même le chiffon sur le fil du balcon, je m’y intéresse
ainsi lavé, me dis-je, il doit
se souvenir de la Béotie
aux plaines cotonneuses.
Ménagère, étoffe sur étoffe
la poussière me macadamise
je recule
à tel point
que tête
et jambes
et vêtements
s’enfuient sans ordre vers l’absence.


Athina Papadàki Trad  Michel Volkovitch

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Un tourment
Mon premier âge inoubliable, je le vécus
près du bord du rivage,
là-bas à la mer au fond plat, sereine,
là-bas à la mer immense, si large.

Et toutes les fois que devant mes yeux surgit
la fleur de mon jeune âge,
que je vois les rêves, entends les palabres
de mon premier âge au bord du rivage,

tu gémis mon cœur le même gémissement :
qu’à nouveau je revienne
là-bas à la mer immense, si large,
là-bas à la mer au fond plat, sereine.

À moi, mon don est un, à moi, un est mon destin,
d’autre je n’eus partage :
une mer en mon sein comme un lac doux drapé
et comme un océan grand, béant au large.

Et là ! Voilà qu’au profond de mon somme,
le songe me ramène
là-bas à la mer immense, si large,
là-bas à la mer au fond plat, sereine.

Et moi, trois fois hélas ! Un tourment me tourmente,
et un tourment sauvage
que tu n’apaises pas, contemplation sublime
de mon premier désir, mon beau rivage !

quel soi-disant tracas me tracassait
en moi quel tourbillon,
que tu ne m’aies ni endormis ni apaisés,
du rivage sublime contemplation ?

c’est un tourment sans mots, tourment inexplicable,
un tourment bien sauvage,
ce tourment invincible même au paradis
de notre premier âge près du bord du rivage.

Kostis Palamas, Καημοὶ τῆς Λιμνοθάλασσας, 1912
https://oulipiatraductions.wordpress.com/

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Les plus beaux paysages

Les plus beaux paysages se bâtissent le soir
derrière les trains qui s’évadent
les plus belles lunes
tombent dans le lac au même moment
pourtant toute délivrance me vient de toi
de tes paupières fatiguées et de tes pâles
baisers qui préservent rigoureusement notre solitude
tu te tournes toujours vers moi debout

même les jours qui tombent dans la caverne
du sombre mutisme
et dans les minutes dérobées à la lumière
ici où les rivières ravinent les berges privées de parole
et pour demain les maisons se feront vieilles


Agota KRISTOF trad Maria Maïlat

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La mission de la poésie


Le poème dérive comme un détritus dans l'océan de la langue :

une feuille d'olivier, une bouteille de vin vidée, un condom usagé.

L'illusion, un soir parmi des amis et l'acte d'amour doit être prouvé.

La poésie est un besoin.


PS :

Un pneu de voiture aussi, et une centrale nucléaire abandonnée.


Pentti  HOLAPPA- Sur la peau du tambour


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Il fait nuit

Tu t'en iras quand tu voudras
Le lit se ferme et se délace avec délices comme un corset de velours noir
Et l'insecte brillant se pose sur l'oreiller
Éclate et rejoint le Noir
Le flot qui martèle arrive et se tait
Samoa la belle s'endort dans l'ouate
Clapier que fais-tu des drapeaux ? tu les roules dans boue
A la bonne étoile et au fond de toute boue
Le naufrage s'accentue sous la paupière
Je conte et décris le sommeil
Je recueille les façons de la nuit et je les range sur une étagère
Le ramage de l'oiseau de bois se confond avec le bris des bouchons en forme de regard
N'y pas aller n'y pas mourir la joie est de trop
Un convive de plus à la table ronde dans la clairière de vert émeraude et de heaumes retentissants près d'un monceau d'épées et d'armures cabossées
Nerf en amoureuse lampe éteinte de la fin du jour
Je dors.

Robert DESNOS  chez Nuagesneuf 


                                                                ******


parfois il suffit d’un poème
une chanson… une peinture

la photographie d’un détail
révélant la masse invisible de l’ensemble

le portrait évanoui de l’oubli
s’imprime et prime à nouveau

un visage rond au regard caché
d’une frange avalant la brillance

d’un sourire discret mais inaliénable
d’un désir camouflé par la distance

cette femme aimée même si
cet amour n’a jamais existé réellement

on se raccroche à des branches oui
des branches comme des lianes chasseresses

un javelot dans le chœur
ça ne rime à rien

on croit s’être / avoir égaré
non… tout et tous restent

on croit même sentir le parfum
qu’on n’a jamais senti

un fantôme de chair et de sang
parce que moi-même hyalin

le temps passe à travers mon corps
quand le temps se grave aussi sur mon être

dualité antinomique seulement en apparence
entre possession et dépossession de soi

 Vincent Motard-Avargues - Là où ici


                                                            ******

Las de tous ceux qui viennent avec des mots,
des mots mais pas de langage,
je partis pour l’île recouverte de neige.
L’indomptable n’a pas de mots.
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens !
Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige.
Pas des mots, mais un langage.

Tranströmer - Baltiques     

                                                             ******

Les mots que tu écoutes t’effleurent à peine.
Il y a sur ton calme visage une pensée limpide
Qui suggère à tes épaules la lumière de la mer.
Il y a sur ton visage un silence qui oppresse
Le cœur, sourdement, et distille une douleur antique
Comme le suc des fruits tombés en ce temps-là.

Cesare Pavese

                                                                     ******               

Lent, si lent, le vent
qui naît des collines ;
lent, si lent, le vent
qui trouble ce silence ;
Lent, si lent – qu’à peine
se dérangent les feuilles
en nid réunies
dans la paix des cimes,
et que le pollen
n’est encore que songes
de formes florales
aux pattes des abeilles…
Apaisante rupture
dans l’espace et le temps ;
la vie est toute entière
sculptée en son ombre,
et je la découvre,
et je perçois – comme
entre deux sommeils –
ses fables, ses rêves. 


Jean-Joseph Rabearivelo   

                                                                 

                                                                            ******


Je me souviens


Je me souviens
D’ombres plus denses que le plomb
Des regards impassibles
De rivières fourbues
De maisons rongées
De cœurs blanchis
D’hirondelles torpillées

Et de cette femme hagarde
sous l’explosion des armes.

Je me souviens
Du tumulte des sèves
De l’envolée des mots
De plaines sans discorde
Des chemins de clémence
Des regards qui s’éprennent

Et de ces beaux amants
sous les feux du désir

De tout ceci
De tout cela
Je me souviens
Et me souviens.

Andrée Chedid
                                                        ******
                                                                                                
Nous jetâmes l'ancre, Madame,
Devant l'île Bourbon
A l'heure où la nuit sent si bon
Qu'elle vous troublait l'âme.

(Ô monts, ô barques balancées
Sur la lueur des eaux,
Lointains appels, plaintes d'oiseaux
Étrangement lancées.)

... Au retour, je vous vis descendre
L'écumeux barachois,
Dans les bras d'un nègre de choix :
Virgile, ou Alexandre.

Jean Toulet

                                                             ******

Dans l'espace du cerveau, d'imaginaires roses livrent leur parfum,
des vols d'oiseaux, des vols d'étoiles défient la tempête, 
la pensée dessine le retour de l'instant unique.

Soudain, la peau et la toile de chair hurlent,
comme un nouveau-né, terrifié,
goulûment. Les tissus enflent pour devenir
l'humus mort, chair d'homme
une vague opaque balaie les châteaux de sable
bâtis par les pensées.

Jamais le plus ardent des poèmes n'élucidera
l'aigre et furtive jouissance des sens.

Pentti Holappa - Les mots longs

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Qu’il n’ait pas plus longtemps survécu à l’orage

Qu’il n’ait pas plus longtemps survécu à l’orage
importe peu
seuls comptent désormais les senteurs revenues
le souvenir d’une fugace canopée qui déployait
ses voiles dans le haut des étoiles
pour nous permettre d’accoster aux premières lueurs

on aurait plus rêver de plus étranges plages
de sables déroulés de roches inconnues
mais plus rien n’arrêtait cette montée de la nuit devinée
le foisonnant vivier d’une ultime mangrove
cette présence de coraux illusoires
ce point de vie
où rien ne compte
si ce n’est d’écouter un cœur où s’égrène le temps.

Pierre Dargelos

                                                            ******

C’est ainsi que nous nous sommes séparés

C’est ainsi que nous nous sommes séparés,
Sans tendre les mains l’un vers l’autre,
Disparaissant telle une chose inachevée.
Une cigarette.
Une limonade.

Car tu n’es pas devenue mienne.
À moi l’étranger, tu n’as pas donné tout ton amour
À l’instar des nuages
Qui ne lâchent jamais sous les tropiques
Leur neige immaculée
Mais au Nord l’offrent un jour.

Ismail Kadaré

                                                            ******

L'hôtel mort

L'hôtel est mort à soir
les ombres dansent un slow
le coeur étouffe
un bâillement

assise seule
dans un coin
elle écrit toujours
ce qui la déchire
puis déchire
ce qu'elle écrit

derrière la porte
de derrière
de l'hôtel mort
l'étanchéité du gel,
de la forme,

fantômes de pénombre,
squelettes de brume
arrachés à la terre.

L'hôtel est mort à soir
dehors non plus
il n'y a personne
de vivant.


Denis Samson © 2014

                                                                   ******

Description de l'arrivée de la pluie

Voilà le dialogue de l'eau et de l'herbe tard le soir avant la pluie,
quand l'eau chuchote aux rames ses secrets

quand l'arôme du bois et de l'herbe ont noué une union
avec d'autres matières, c'est un accord dans un parfum connu,

accord de la voix : le cri rauque et perçant de l'hirondelle
est noué avec la joie de l'hirondelle, où s'unissent légèreté, ardeur et appel narquois,

des cris enthousiastes jouent et tombent du ciel,
la lumière est changée en voix et en joie,

mais l'aile frôle l'eau et appelle la pluie,
sur la rive les feuilles claquent, tit, tat,

et le soleil est fatigué et plonge sa couleur dans l'eau,
la nuit vient, le calme murmure dans les joncs,

un nuage file sans voix, la forêt bruit,
la pluie tourne autour de la lande, tend ses souples tambours.

Eeva-Liisa MANNER

                                                                  ******

Le couteau

Comme l'acier qui tarde à devenir couteau utile et acéré
ainsi les mots tardent aussi à s'affûter en discours.
Entre-temps
alors que tu travaille sur la meule
prends garde, ne t'exalte pas
                                          ne te flatte pas
devant l'éclatant enchaînement des étincelles.
Ton but à toi, le couteau.

Aris ALEXANDROU - Voies sans détour
Trad Pascal Neveu

                                                            ******

Ici là partout toujours

Je ne cultive pas mon jardin en profondeur
J'essaie d'épuiser la surface et c'est pourquoi
je fais pousser des pas.
Lorsque l'attente est dépouillée de tout espoir
que reste-t-il ?
Une présence durable.
Évidemment, pour être présent sans cesse,
il faut apprendre à être absent.
Moi j'ai choisi une robe blanche.
D'autres ont inventé
divers instruments pour disparaître :
une tenue d'apiculteur, mettons.
D'autres encore, encadrés par un châssis de fenêtre
sont restés sans bouger.
Cela semble statique mais non.
La faute à la durée qui cristallise.
Le mécanisme :
Vibration
Abandon
Confiance
Disparition
Joie
Pas dans cet ordre
Et sans le sentiment 

Katerìna ILIOPOÙLOU 
trad Michel Volkovitch

                                                       


                                                            ******
                                                               
Seconde solitude 
      -1614 -
La mer pénètre dans un ruisseau bref
qui, à pas altérés, pour l'accueillir
de son rocher natal se précipite,
et boit non seulement en peu de coupe,
force sel, mais sa ruine,
sollicitant (cristallin papillon, non ailé mais ondeux)
sa fin dans la lanterne de Thélis.

Renversant donc des murailles de sable,
Centaure maintenant écumeux, l'Océan,
moitié mer, moitié ria,
parcourt deux fois en un jour la campagne,
voulant escalader en vain le mont,
qui a pour douce veine
le torrent; bien trop tard
repenti, et même rétrogradant.

...
Luis de GONGORA - Solidudes
Trad Robert Jammes

                                                            ******

Souvenirs

Voyez partir l’hirondelle,
Elle fuit à tire d’aile,
Mais revient toujours fidèle,
A son nid,
Sitôt que des hivers le grand froid est fini.

L’homme, au gré de son envie,
Errant promène sa vie
Par le souvenir suivie
De ces lieux
Où sourit son enfance, où dorment ses aïeux.

Et puis, quand il sent que l’âge
A glacé son grand courage,
Il les regrette et, plus sage,
Vient chercher
Un tranquille bonheur près de son vieux clocher.

Guy de Maupassant

                                                              ******

(Cueilli chez nuagesneuf)

De la parole

Cet enfant que je fus s'en vint à moi
Une fois,
Inconnu son visage.

Il ne dit mot, nous cheminâmes
Chacun fixant l'autre en silence, nos pas
Rivière s'en allant, inconnue.

Des racines nous ont réunis, au nom de ces feuilles qui voyagent dans le vent
Nous nous sommes séparés,
Forêt écrite par la terre, contée par les saisons.

Toi l'enfant que je fus, approche :
Quoi, désormais, pour nous unir, et que nous dire ?

Adonis, De la parole, In Mémoires du vent.

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Les maisons et les mondes

Yeux ouverts des maisons clignant dans l'ombre claire,
Bouge aux yeux avinés, hospice aux yeux jaunis,
Maisons pleines d'horreur, de douceur, de colère,
Où le crime a sa bauge, où le rêve a ses nids.

Sous le fardeau d'un ciel qui n'est plus tutélaire,
Maisons des poings levés, maisons des doigts unis ;
Les globes froids des nuits sous l'orbite polaire
Roulent moins de secrets dans leurs yeux infinis.

Emportés çà et là au gré des vents contraires,
Vous vivez, vous mourrez ; je pense à vous, mes frères,
Le pauvre, le malade, ou l'amant, ou l'ami.

Vos cœurs ont leurs typhons, leurs monstres, leurs algèbres,
Mais nul, en se penchant, ne voit dans vos ténèbres
Graviter sourdement tout un monde endormi.

Marguerite Yourcenar

                                                                ******


Le fait-divers inutile

Dans la nuit complexe, le paysage de ce quartier de gare,
à lui seul pose une énigme.
Et l’homme à la cigarette attendant au bord du trottoir
et le policier déguisé, qui guette derrière la vitre du petit café,
se croyant sur la piste sûre, sont presque inutiles.
Tant l’énigme que pose ce quartier de gare paraît se suffire à elle-même.



Marcel LECOMTE, Le Vertige du réel. 

                                                              ******

Terre de chair

Il s’agit d’un très vaste espace et ce que l’on voit maintenant est une femme étendue au milieu du monde.
C’est la tête, le corps et ce sont les bras et les mains. Les jambes et les pieds sont cachés sous une hauteur à droite.
Au-dessus quelque ville repose, étagée.
Mais ce paysage ne se montre pas à tous.
Il convient de le lire avec lenteur.

Marcel LECOMTE, Le Vertige du réel.



Paul-Jean Toulet, jardins du château de Pau

                                                                                ******

[37]
J'entends chanter les coqs : un autre jour est sur le point de commencer. Il faut que je me hâte avant de quitter celui-ci.

[77]
Les oiseaux étaient trop petits pour la forêt ; et les cyclamens tout autant.

[103]
Ce mur si blanc me fait peur. J'ignore comment une touffe d'herbe à feuilles larges peut y tenir.

[153]
(janvier, le matin)
(Depuis Ponte Margherita vers Monte Mario de l'autre côté du Tibre)
Depuis les pierres de la levée, les ombres délavées de la digue presque écartées de leur corps ; et les verts pâles décolorés, de-ci de-là voilés ; mais frais et mouillés.

Federigo Tozzi Les choses
Trad Philippe Di Meo


                                                                ******

L'oiseau qui s'efface

Celui-là, c'est dans le jour qu'il apparaît, dans  le jour plus blanc. Oiseau.
Il bat de l'aile, il s'envole. Il bat de l'aile, il s'efface. 
Il bat de l'aile, il réapparaît.
Il se pose. Et puis il n'est plus. D'un battement il s'est effacé dans l'espace blanc.
Tel est mon oiseau familier, l'oiseau qui vient peupler le ciel de ma petite cour. Peupler ? On voit comment...
Moi je demeure sur place, le contemplant, fasciné par son apparition, fasciné par sa disparition.

Henri Michaux, La vie dans les plis

                                                                   ******

Les mots que tu écoutes t’effleurent à peine.
Il y a sur ton calme visage une pensée limpide
Qui suggère à tes épaules la lumière de la mer.
Il y a sur ton visage un silence qui oppresse
Le cœur, sourdement, et distille une douleur antique
Comme le suc des fruits tombés en ce temps-là.

Cesare Pavese


                                                                    ******

La mer en bouche

Un jour quelqu'un enlève le sourire gravé
sur ma peau comme une cicatrice
quelqu'un accepte le flou du derme, des termes
mon visage mouvant comme la mer
un jour quelqu'un m'aime
et embrasse au delà des lèvres
au delà des dents
jusqu'au plus profond de ma mâchoire
jusqu'à la moelle
quelqu'un voit
ma petite âme
et la lèche
dans le salé d'une larme
dans la sueur sur l'aile d'une narine
dans le flot d’humeurs dans la gorge
un jour quelqu'un m'aime
pour ce que je sécrète

Murièle Modély Sous la peau
                                                                    

                                                                    *****

San Martino del Carso

De ces maisons
il n’est resté
que quelques
moignons de murs

De tant d’hommes
selon mon cœur
il n’est pas même
autant resté

Mais dans le cœur
aucune croix ne manque

C’est mon cœur
le pays le plus ravagé

Giuseppe Ungaretti, Vie d'un homme

                                                                  ******

Les jasmins
Ah ! ces jasmins ! ces blancs jasmins !
Je crois encore me souvenir du premier jour où j'emplis mes bras de ces jasmins blancs !
J'ai aimé la lumière du soleil, le ciel et la terre verte.
J'ai entendu le murmure argentin de la rivière dans l'obscurité de minuit.
L'automne et les couchers de soleil sont venus à ma rencontre au tournant d'un chemin,
dans la solitude, comme une fiancée qui lève son voile pour accueillir son bien-aimé.
Cependant, ma mémoire reste parfumée de ces premiers jasmins blancs que j'ai tenus dans
mes mains d'enfant.

Rabindrah Tagore 

                                                                    ******

Un mot dans la langue
qui existe est un message de ce qui pourrait être
et se trouve dans l'inexistant comme un mot dans une langue
qu'on n'a pas encore ou jamais songé à entendre.
On ne sait même pas ce qu'il faudrait entendre.

Pentti Holappa  Les mots longs, La bannière jaune

                                                                        ******

Ta maison 
Aucune image qui décrive en elle ton visage. Au matin tu te réveilles. Sur quel je t'aime ? Vers quel miroir te tournes-tu tout mouillé ? Et, ouvrant la fenêtre, que regardes-tu passer? Enfilant, enlevant à la hâte souffles, chuchotements, cris. Des sonorités de maisons anciennes, comme des manteaux, dont tu ne sais lequel choisir. Et tu restes nu - pour un instant. De tes années. Tu t'habilles. Il pleut dehors ? Est-il tard, est-il tôt? Parviendras-tu à temps ? À quoi ? À ce qui te tourmente.

Ioulita Iliopoulou Trad Michel Volkovitch

                                                                        ******
                  
Chutes  
Du plus serré du souterrain s'est assemblée l'écume
Nous nous tenons en la folie éparpillée d'éternité
Drus à nouer le lieu, l'épi, mémoire d'eau
Quand nous nous réveillons, le soleil dort.
                            *
Ce cri, plus sévère qu'un nœud d'agaves au versant.
                            *
L'heure déjà s'est éparpillée
Un essaim un regain, d'ores que vente l'inaperçu.
Tant de fadeur à ces paupières tant d'émoi
Lassées du seul fardeau de la seule affamée pensée.
Cela qui vient n'est d'aube que pour vous, lassés.

Edouard Glissant Pays rêvé, pays réel
                                                      
                                                                           ******

Je ne peux pas l’exprimer

Entendriez-vous ma voix si je pleure
Dans mes vers ?
Pourriez-vous toucher
Mes larmes, avec vos mains ?

J’ignorais que les chants étaient si beaux
Et les mots insuffisants
Avant d’être dans cette peine.

Il y a un lieu, je sais,
Où dire le tout est possible ;
Je suis si proche, je sens ;
Je ne peux pas l’exprimer

Orhan Veli Kanık
                                                                            ******

Lettres à un jeune poète, le manifeste poétique de Rilke

Ça ne peut pas faire de mal, Samedi 19 octobre 2019, Guillaume Gallienne
« Vous me demandez si vos vers sont bons. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’existe qu’un seul chemin : plongez en vous-même, recherchez la raison qui vous enjoint d’écrire ; répondez franchement à la question : « Seriez-vous condamné à mourir au cas où il vous serait refusé d’écrire ? ». 
Cette lettre, datée du 17 février 1903, ouvre l’une des plus belles correspondances littéraires, entre le grand écrivain autrichien Reiner Maria Rilke, et un jeune poète débutant, Franz Kappus, dont l’Histoire n’a retenu que le nom.

******

La bouche de ma sœur est un bouton de lotus,
Ses seins sont des pommes d’amour,
Ses bras sont des étaux,
Son front est le cerceau de l’acacia
Et moi je suis l’oie sauvage.
Mes regards montent vers sa chevelure, un appât,
Et je suis pris dans le piège.

Chants d’amour de l’Egypte ancienne
 éditions La Table Ronde


******

Il y a le silence
d'avant le voyage
très lointaine odeur
soir de l'année prochaine
vide de l'aveu du vide
couché sur le sable
des jours défunts

Il y a ce silence
puis son silence
son autre silence
nœud coulant
dense et sourd
d'océan en fleuve
de pays en pays
de famine en famine
dans les ténèbres de la vie

du néant sombre sortira
mon poème agonisant vivant
comme ton amour à mort 

Chehem Watta, Sur le fil ténu des départs


************

Une maison dans Húsvallagata

Je rêve, je rêve
de la gloire du jour écoulé,
ces mots mystérieux,
ce rire sombre,
cette blanche lumière
qui ruisselait parmi la rue,
cette blanche lumière.

Mon œil regardait
deux mains jaunies par la vieillesse.
Et un petit enfant pauvre
aux lèvres bleues
me sourit par-dessus le mur de l’enclos.

Steinn Steinarr, Voyage sans promesse

************

Junon (1931)
Si parfaitement ronde qui me tourmente
Ta cuisse, écarte-la de l'autre cuisse...

Dilate toute une nuit âcre ta fureur !

Avec feu (1925)
Le feu aux yeux un loup nostalgique
Parcourt le calme mis à nu.

Il ne trouve que des ombres de ciel sur la glace,

Feux follets de serpents mêlés à des violettes brèves.

Final 
Ni ne mugit, ni ne murmure plus
La mer.

Sans les songes, c'est un champs incolore,
La mer.

Même la mer maintenant fait pitié,
La mer.

Des nuages l'agitent sans reflets,
La mer.

A de mornes fumées elle a cédé son lit,
La mer.

Morte elle aussi, vois-la, morte est
La mer.

Guiseppe UNGARETTI



********
(duo d'écriture de l'été)

J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. – Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !

J’avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision, l’air de l’enfer ne soufre pas les hymnes ! C’était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?

Les nobles ambitions !

Et c’est encore la vie ! – Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est l’exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! – L’enfer ne peut attaquer les païens. – C’est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine.

Tais-toi, mais tais-toi !… C’est la honte, le reproche, ici: Satan qui dit que le feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte. – Assez !… Des erreurs qu’on me souffle, magies, parfums, faux, musiques puériles. – Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice: j’ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection… Orgueil. – La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur, j’ai peur. J’ai soif, si soif ! Ah ! l’enfance, l’herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnait douze… le diable est au clocher, à cette heure. Marie ! Sainte-Vierge !… – Horreur de ma bêtise.

Là-bas, ne sont-ce pas des âmes honnêtes, qui me veulent du bien… Venez… J’ai un oreiller sur la bouche, elles ne m’entendent pas, ce sont des fantômes. Puis, jamais personne ne pense à autrui. Qu’on n’approche pas. Je sens le roussi, c’est certain.

Les hallucinations sont innombrables. C’est bien ce que j’ai toujours eu: plus de foi en l’histoire, l’oubli des principes. Je m’en tairai: poètes et visionnaires seraient jaloux. Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer.

Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas – et le ciel en haut. – Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes.

Que de malices dans l’attention dans la campagne… Satan, Ferdinand, court avec les graines sauvages… Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les courber… Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d’une vague d’émeraude…

Je vais éveiller tous les mystères: mystères religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant. Je suis maître en fantasmagories.

Écoutez !…

J’ai tous les talents ! – Il n’y a personne ici et il y a quelqu’un: je ne voudrais pas répandre mon trésor. – Veut-on des chants nègres, des danses de houris ? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l’anneau ? Veut-on ? Je ferai de l’or, des remèdes.

Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez, – même les petits enfants, – que je vous console, qu’on répande pour vous son coeur, – le coeur merveilleux ! – Pauvres hommes, travailleurs ! Je ne demande pas de prières; avec votre confiance seulement, je serai heureux.

– Et pensons à moi. Ceci me fait peu regretter le monde. J’ai de la chance de ne pas souffrir plus. Ma vie ne fut que folies douces, c’est regrettable.

Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables.

Décidément, nous sommes hors du monde. Plus aucun son. Mon tact a disparu. Ah ! mon château, ma Saxe, mon bois de saules. Les soirs, les matins, les nuits, les jours… Suis-je las !

Je devrais avoir mon enfer pour la colère, mon enfer pour l’orgueil, – et l’enfer de la caresse; un concert d’enfers.

Je meurs de lassitude. C’est le tombeau, je m’en vais aux vers, horreur de l’horreur ! Satan, farceur, tu veux me dissoudre, avec tes charmes. Je réclame. Je réclame ! un coup de fourche, une goutte de feu.

Ah ! remonter à la vie ! Jeter les yeux sur nos difformités. Et ce poison, ce baiser mille fois maudit ! Ma faiblesse, la cruauté du monde ! Mon dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal ! – Je suis caché et je ne le suis pas.
 
C’est le feu qui se relève avec son damné.


  Arthur RimbaudNuit en enfer

*********
Si je parle à l’oreille des heures
c’est pour m’approcher du silence
à grande douceur

c’est pour murmurer la violence
afin qu’elle diminue
comme
l’orangé des roses sait pâlir.

Et maintenant ne resterait
qu’une profonde respiration de l’univers
si seulement pouvait se confondre avec elle
ma très irrégulière respiration

Car je suis encore de ce monde
et je me souviens
des prisonniers et des malades. »

Marie-Claire Bancquart

*****************
La caresse perdue 

S’échappe de mes doigts la caresse sans cause,
s’échappe… Dans le vent, en passant,
la caresse qui erre sans destin ni objet,
la caresse perdue- qui la recueillera?

J’ai pu aimer cette nuit avec une infinie pitié,
j’aurais pu aimer le premier arrivant.
Personne n’arrive. Le sentiers fleuris sont solitaires.
La caresse perdue, errera...errera…

Si on te baise les yeux cette nuit, voyageur,
si un doux soupir fait frémir les branches,
si t’opprime les doigts une petite main
qui te prend et te laisse, et t’obtient et s’en va.

Si tu ne vois pas cette main, ni cette bouche qui embrasse,
si c’est l’air qui tisse l’illusion d’embrasser,
oh, voyageur, toi aux yeux ouverts comme le ciel,
fondue dans le vent, me reconnaîtras-tu?

Alfonsina Storni

*************
Ma nudité

On me dit qu’on la voit parfois assise
Au pied d’un arbre fredonnant un air étrange
On me dit qu’on la voit parfois assise
Au pied d’un arbre portant une grande fissure
D’où coule un marécage de serpents et de cris
Elle ne reconnaît plus les maisons et les villes
Elle s’en va sans retour vers cette porte toujours ouverte
Cette porte qui, elle aussi, ne fait que couler
Elle coule
Elle s’en va sans retour vers ces fleurs cueillies pour toi
Ces fleurs poussées sur ma langue
Ma nudité
Mes yeux
On me dit qu’on les voit éternellement
Sur la route qui mène à ton amour
Ne se souvient ni de noms ni d’adresses
Elle coule

Gary KLANG




Je dis adieu à cette lettre d'André Rochedy, je ne la lirai plus aux enfants en début d'année. Il n'y aura plus aucun début d'année scolaire. La garder ici, pour ne jamais l'oublier


*********

Adieu

Ma vie est devenue menaçante comme un ciel d’orage,
ma vie est devenue fausse comme un miroir d’eau,
ma vie danse sur la corde raide, très haut
et je n’ose pas la regarder.
Tous mes souhaits d’hier
pendent comme les plus basses feuilles d’un palmier,
toutes les prières adressées hier
sont superflues et demeurent sans réponse.
Toutes mes paroles, je les ai reprises
et tout ce que je possédais, je l’ai donné aux pauvres
qui me souhaitaient bonheur.
À bien y penser,
que reste-t-il de moi ? Rien, sauf mes cheveux noirs,
mes deux longues nattes qui glissent comme des serpents.
Mes lèvres sont devenues braises,
je ne me rappelle plus quand elles ont commencé à brûler…
Terrible, le grand incendie qui a réduit en cendres ma jeunesse.
Ah, l’inévitable frappera tel un coup d’épée –
je m’en vais sans être remarquée, sans un adieu,
je m’en vais pour de bon et ne reviendrai jamais.

Edith Södergran

                           
 ***********

Peu avant minuit
et derrière le rideau
elle revêtait une peau rouge épaisse,
coiffait ses cheveux
ouvrait la fenêtre dans la maison intérieure
et la nuit affluait.
«Rien ne se fait par hasard, me disais-je,
rien», et je me levais le matin
la mâchoire douloureuse.

Mihàlis PAPANDONÒPOULOS
traduction Michel Volkovitch
                       
      ***********
Horizon définitif

Rien de plus définitif
que ce passant
qui traverse la nuit.
Rien de plus définitif
puisque dans un instant
il s'effacera du paysage
et les oiseaux
auront oublié
son ombre.

Nìkos VIOLÀRIS              

                       *************
Le parfum de ta peau

La feuille de papier blanc et le parfum de ta peau
sont assez de matière pour un poème immortel.
La feuille de papier blanc, le parfum de ta peau
sans crier gare se dissipent dans le ciel.

Pentti Holappa - Traces de doigts dans le vide
 

                       ***********

J'aimerais vivre avec vous
Dans une petite ville,
Aux éternels crépuscules,
Aux éternels carillons.
Et dans une petite auberge de campagne -
Le tintement grêle
D'une pendule ancienne - goutte à goutte de
temps.
Et parfois, le soir, montant de quelque mansarde
Une flûte,
Et le flûtiste lui-même à la fenêtre.
Et de grandes tulipes sur les fenêtres.
Et peut-être, ne m'aimeriez-vous même pas ...

Marina Tsvétaïéva - Tentative de jalousie
                                                               
                                                  ******************

Réponse

Ce que je te suis te donne du doute ?
Ma vie est à toi, si tu la veux, toute.
Et loin que je sois maître de tes vœux,
C'est toi qui conduis mon rêve où tu veux


Avec la beauté du ciel, en toi vibre
Un rhythme fatal ; car mon âme libre
Passe de la joie aux âpres soucis
Selon que le veut l'arc de tes sourcils.


Que j'aye ton coeur ou que tu me l'ôtes,
Je te bénirai dans des rimes hautes,
Je me souviendrai qu'un jour je te plus
Et que je n'ai rien à vouloir de plus.


Charles CROS

                                             ******************

La secrète douceur de la douleur

La secrète douceur de la douleur
est transparence/elle sort
de la furieuse résignation du rêve/
résonne dans la bouche de l’égaré

à son origine/à sa
rumeur d’existence qui
cloue la tête de la grande épouvante/
à la double allure/au double fil/à la

non vérité d’être comme de ne pas être/
le vol vacillant qui les éduque/
ce qui rompt la lumière/la mémoire

troublée par ses nombres/
poitrine qui dure comme une trace/
le néant qui t’aime/

Juan Gelman


André Brincourt - Mots de Passe

Breuvages

Les hommes boivent
les poètes s’enivrent avec les chamans
de boissons interdites
amères et épaisses
capables d’extirper du corps
l’unique ennemi persistant
la mort pareille à dieu
conspire dans tous les coins. . .

Jorge Torres Medina





¡Que doloroso es amar! Qué doloroso es amar, y no poderlo decir... Si es doloroso saber que va marchando la vida como una mujer querida que jamás ha de volver... Si es doloroso ignorar dónde vamos al morir, más doloroso es amar... y no poderlo decir. Triste es ver que la mirada hacia el sol levanta el ciego, y el sol la envuelve en su fuego y el ciego no siente nada. Ver su mirada tranquila a la luz indiferente, y saber que eternamente la noche va en su pupila bajo el dosel de su frente. Pero si es triste mirar y la luz no percibir, más doloroso es amar... y no poderlo decir. Conocer que caminamos bajo la fuerza del sino, recorrer nuestro camino y no saber dónde vamos; ser un triste peregrino de la vida y en el sendero no podernos detener por ir siempre prisioneros del amor, o del deber. Mas si es triste caminar y no poder descansar más que al tiempo de morir, más doloroso es amar... y no poderlo decir. Vivir como yo, soñando con cosas que nunca vi, y seguir, seguir andando, sin saber por qué motivo ni hasta cuándo. Tener fantasía y vuelo que pongan al cielo escalas... y ver que nos faltan alas que nos remonten al Cielo. Mas si es triste no gozar lo que podemos soñar, no hay más amargo dolor que ver el alma morir prisionera de un amor... y no poderlo decir.

Joaquín Dicente

Christian Hibon - Dix, les trophées - Pierre Mainard éditeur

***********

Si on me dit que tu es partie

Si on me dit que tu es partie
Ou que tu ne viendras pas,
Je ne vais pas le croire : je vais
T'attendre et t'attendre.

Si on te dit que je m'en suis allé,
Ou que je ne reviendrai pas,
Ne le crois pas :
Attends-moi
Toujours.

Roberto Fernandez Retamar, Historia antigua

********

Idilio (Idylle)

Tú querías que yo te dijera 
el secreto de la primavera.

Y yo soy para el secreto 
lo mismo que es el abeto.

Árbol cuyos mil deditos 
señalan mil caminitos.

Nunca te diré, amor mío, 
por qué corre lento el río.

Pero pondré en mi voz estancada 
el cielo ceniza de tu mirada.

¡Dame vueltas, morenita! 
Ten cuidado con mis hojitas.

Dame más vueltas alrededor, 
jugando a la noria del amor.

¡Ay! No puedo decirte, aunque quisiera, 
el secreto de la primavera.

Federico García Lorca 

                                                             ********************

Art poétique

 

 

Se pencher sur le fleuve, qui est de temps et d’eau,

Et penser que le temps à son tour est un fleuve,

Puisque  nous nous perdons comme se perd le fleuve

Et que passe un visage autant que passe l’eau.

 

Éprouver que la veille est un autre sommeil,

Qui rêve qu’il ne rêve pas et que la mort

Que redoute le corps est cette même mort

De l’une et l’autre nuit, que l’on nomme sommeil.

 

Percevoir dans le jour ou dans l’an un symbole

Des jours, des mois de l’homme ou bien des années,

Et pourtant convertir l’outrage des années

En une musique, une rumeur, un symbole.

 

Dans mourir, voir dormir ; dans le soleil couchant

Voir un  or funèbre : telle est la poésie,

Qui est immortelle et pauvre. La poésie

Qui revient comme l’ aube et comme le couchant.

 

De temps en temps le soir, il émerge un visage

Qui soudain nous épie de l’ombre d’un miroir ;

J’imagine que l’art ressemble à ce miroir

Qui soudain nous révèle notre propre visage.

 

On nous a dit qu’Ulysse, fatigué de merveilles,

Sanglota de tendresse, apercevant Ithaque

Modeste et verte. L’art est cette verte Ithaque,

Verte d’éternité et non pas de merveilles.

 

L’art est encore pareil au fleuve interminable

Qui passe et qui demeure et qui reflète un même

Héraclite changeant, qui est à la fois même

Et autre, tout comme le fleuve interminable.

 

Traduit de l’espagnol par Roger Caillois

 In Jorge Luis Borgés « L’Auteur et autres textes : El hacedor »


Arte Poética

 

Mirar el río hecho de tiempo y agua

Y recordar que el tiempo es otro río,

Saber que nos perdemos como el río

Y que los rostros pasan como el agua.

 

Sentir que la vigilia es otro sueño

Que sueña no soñar y que la muerte

Que teme nuestra carne es esa muerte

De cada noche, que se llama sueño.

 

Ver en el día o en el año un símbolo

De los días del hombre y de sus años,

Convertir el ultraje de los años

En una música, un rumor y un símbolo,

 

Ver en la muerte el sueño, en el ocaso

Un triste oro, tal es la poesía

Que es inmortal y pobre. La poesía

Vuelve como la aurora y el ocaso.

 

A veces en las tardes una cara

Nos mira desde el fondo de un espejo;

El arte debe ser como ese espejo

Que nos revela nuestra propia cara.

 

Cuentan que Ulises, harto de prodigios,

Lloró de amor al divisar su Itaca

Verde y humilde. El arte es esa Itaca

De verde eternidad, no de prodigios.

 

También es como el río interminable

Que pasa y queda y es cristal de un mismo

Heráclito inconstante, que es el mismo

Y es otro, como el río interminable.


                                                        **********


 




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